30.5.09

Au nom de la résistance…

Below is my article in the annual supplement of "L'Orient Le Jour". This year's edition was titled:
Resistance Culturelle - Elections 09.



Au nom de la résistance…


Le couloir qui mène aux urgences de l’AUH regorge d’amis et de confrères, ainsi que de responsables estudiantins, de ténors des partis du 14 Mars et de certaines figures du secrétariat général de l’intifada de l’indépendance. Quelques instants à peine se sont écoulés entre l’arrivée du journaliste d’al-Moustaqbal Omar Harqouss – le corps meurtri par une agression contre lui perpétrée, rue Hamra, par un gang de partisans du Parti syrien national social – et le début du défilé d’une centaine de personnes, venues s’enquérir de son état de santé. À peine quelques heures auparavant, Omar poursuivait une rumeur selon laquelle la municipalité de Beyrouth, en application de la décision des partis de retirer leurs slogans et les portraits de leurs chefs des rues de Beyrouth, avait donné l’ordre d’enlever une petite plaque du PSNS, placée près de deux anciens cafés de Hamra, le Modka et le Whimpy, pour commémorer l’acte de Khaled Alwan, un jeune martyr du PSNS qui fut l’un des premiers résistants à l’occupation israélienne de la capitale. Les héritiers de Alwan supportèrent mal la vision de Omar Harqouss près de leur icône. Ils se jetèrent aussitôt sur lui et le rouèrent de coups, en visant spécifiquement sa tête, son cou et sa colonne vertébrale. Le journaliste manqua de peu d’être paralysé.
L’accusation portée contre Omar Harqouss est liée à son action au sein des médias du Courant du futur ? « Comploter contre la Résistance ». Une accusation consacrée dans la pratique au lendemain de la guerre de juillet 2006, et qui servit à classer les Libanais entre « ceux qui sont loyaux à la Résistance » et « ceux qui complotent contre elle », avant de se traduire sur le terrain par l’agression du 7 mai 2008 contre une partie de Beyrouth et de la Montagne. Ce sera d’ailleurs une occasion de terroriser et de tuer, mais aussi de bombarder et de brûler les bureaux du quotidien al-Moustaqbal et de fermer les locaux de la Future TV, sous le slogan de la « protection de la Résistance ».
Cette agression ne sortait pas du contexte de la « culture de la résistance », dans la mesure où l’adhésion à cette dernière est un état qui est supérieur à toute autre relation de parenté et qui constitue une procuration passant outre au droit positif et civil en usage. La punition infligée à Omar Harqouss ou la riposte armée contre des décisions du gouvernement, ainsi que le déclenchement d’une guerre civile limitée sous le chapiteau de la Résistance et de sa protection confèrent ainsi de facto à cette Résistance des droits qu’elle ne possède pas en réalité et qu’elle s’est autoattribués, et lui accordent un statut juridique qui échappe au cadre du contrat établi par les Libanais entre eux. Ces pratiques trouvent leur fondement dans la légitimité révolutionnaire ; d’ailleurs, l’histoire des résistances elles-mêmes n’est qu’une longue confrontation entre cette logique insurrectionnelle et la légitimité constitutionnelle.
Mais le plus grave reste sans conteste que la « culture de la résistance » se propage jusque dans le discours politique de forces qui ont touché du doigt l’ampleur de l’impossibilité, dans la pratique, de la coexistence entre le projet de la Résistance et celui de l’État, et qui ont fondé toute leur dynamique politique, depuis l’an 2000, sur la démonstration de cette coexistence impossible. Ainsi, certains de ceux qui ont protesté contre l’agression dont Omar Harqouss a été victime se sont-ils fondés, pour construire leur argumentation, sur l’appartenance de ce dernier à la Résistance autrefois. Aussi se sont-ils demandé comment ceux qui « prétendent représenter la Résistance » (insulte dirigée au PSNS actuel) ont-ils pu agresser un vrai résistant qui a combattu Israël. La question relative au fait de rendre justice à Omar Harqouss a donc été envisagée sur base de sa légitimité d’ancien résistant, et non de citoyen libanais possédant des droits et des devoirs en vertu de la Constitution et des lois. Il s’agit là d’une adhésion claire à la dynamique d’élévation de la résistance de son statut de réaction à l’occupation, quelle qu’elle soit, à celui de source de légitimité.
Ce processus, certains courants politiques, dont le haririsme, se sont appliqués avec zèle à le cautionner pour éviter tout le temps de se heurter au concept de la résistance, même lorsque leur projet politique faisait l’objet d’une guerre d’usure de la part de cette dernière. Il est peut-être utile à cet égard de rappeler le rôle joué par certaines opérations militaires du Hezbollah, ainsi que leur timing syrien, dans la tentative de porter un coup au dynamisme de Rafic Hariri sur le plan économique au niveau international. Un dynamisme dont le but était de consolider les éléments de l’indépendance libanaise à travers l’économie, transformée en moyen privilégié pour accéder à une souveraineté libanaise méritée. Malgré tout cela, le haririsme n’a pas manqué d’annoncer son adhésion, de différentes manières, à la résistance. L’illustration la plus marquante de cette adhésion est probablement le rôle principal joué par Rafic Hariri dans l’élaboration des arrangements de mai 1996 entre le Hezbollah et Israël, sous l’égide des États-Unis et de la Syrie.
En retraçant aujourd’hui le parcours de Hariri, on ne peut s’empêcher d’évoquer son rôle dans la résistance et la protection qu’il a assurée à cette dernière, usant de sa position de Premier ministre. Ce rappel est certes un hommage mérité à l’homme, qui vise à souligner les véritables aspects de son expérience au pouvoir, en politique et en économie. Mais il vise aussi à mettre en exergue la capacité de la résistance à renforcer sa position au sein de la légitimité politique libanaise, à partir de la règle selon laquelle il ne saurait y avoir d’égalité entre ceux qui résistent et les autres, ceux qui ne le font pas.
Mais le sommet du surréalisme politique dans la mise en relief du triomphe de la « culture de la résistance » réside dans les derniers virages joumblattistes, qui abaissent Walid Joumblatt de parrain de l’intifada de l’indépendance au rang de celui qui dispute au député Oussama Saad la délimitation des frontières de la « capitale » de la résistance, en affirmant qu’il s’agit de la Montagne, alors que Saad prétend qu’il s’agit de Saïda…
Élever la résistance, en tant qu’idée absolue, au stade de référence constitue un signe de l’existence de déficiences très dangereuses au niveau de la culture et des valeurs. L’on pourrait même dire que la victoire de la « culture de la résistance » (qui est par ailleurs une expression élastique et indéfinie) est le résultat de ces déficiences. Cette glorification de l’idée de la résistance est due à la propension de la société libanaise dans son ensemble à la banalisation, la répétition et l’occultation de la critique et de ses espaces dans le but de faciliter l’édification des modèles, des statues et des dieux.
Il s’agit aussi d’une glorification résultant de la transformation de la résistance en l’antithèse de son rôle. Dans le principe, la résistance devrait en effet défendre les civils et les protéger en repoussant l’occupation, après l’effondrement de l’État. Or elle s’est transformée en résistance au projet de l’État et en opération de terreur organisée contre les citoyens qui ne peuvent, compte tenu de la situation, que l’encenser et y adhérer, ou bien participer à des dialogues stériles qui ne peuvent en fin de compte que consacrer la légitimité de l’idée de la résistance et de sa culture, l’élevant ainsi à un rang supérieur à celui de l’État, de sa Constitution et de ses institutions.
Ce qui précède n’est en aucun cas une invitation à la reddition ou à une révolte armée face à l’hégémonie de plus en plus grandissante de l’idée de la résistance, mais bien un appel à faire preuve d’audace et à ébranler ce concept, à travers un chantier critique, à la fois sur le plan politique et culturel, ainsi qu’au niveau des valeurs. Un chantier auquel je n’aimerais en aucun cas donner le nom de « résistance culturelle ».

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